Lutumba avait bien raison de s’en inquiéter…

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C ’est la chanson de sa carrière, de sa vie. Il y chante la vie, la mort, la pauvreté, les amitiés futiles, la bohème, les héritiers flambeurs… et on y décèle aussi quelques subtiles allusions autobiographiques comme cette prophétie : « Mokolo na kokufa kake ekobeta » (1) mais aussi la peur d’être oublié, la quête de l’éternité : « Moto na ngai bakamata basala monument, soki mopaya ayei balobela ye nsango » (2). Au soir de sa vie, Lutumba Ndomanueno Simaro s’était lancé dans une bien curieuse façon d’entrer dans l’histoire, une démarche devenue obsessionnelle au fil du temps : avec insistance le talentueux auteur-compositeur a demandé et obtenu qu’un monument à son effigie soit érigé et qu’une rue soit débaptisée en son nom, de son vivant. Une démarche qui embarrassait plus d’un mais la vénération pour l’artiste empêchait toute controverse.

Avec son physique mince et frêle, sa voix monocorde, le ton toujours posé et pesé, Lutumba a passé l’essentiel de sa carrière à l’ombre de Luambo Makiadi, physique à l’Obélix, volubile, verbe toujours haut, sarcastique et parfois même vulgaire. À Franco, forcément : la popularité, l’aura, la fortune, la main sur l’orchestre, sur les droits d’auteur et à Masiya : la respectabilité essentiellement acquise à travers ses chansons qui mêlaient habilement sagesse et mélancolie. Dans ses chansons, la complainte de la femme délaissée ou le blues du père de famille fauché revêtaient poésie, grâce et noblesse. Mais le cœur des mélomanes est une chose et le panthéon de la musique congolaise en est une autre : la popularité et l’envergure de certaines carrières génèrent des musiciens plus immortels que d’autres, indépendamment de la qualité de la discographie des uns et des autres.

Quand on écoute les paroles des chansons de Fally Ipupa, de Ferré, de Fabregas, de Bill Clinton ou de Werra, c’est presqu’un sacrilège de dire qu’ils font le même métier que Lutumba, et pourtant ensemble ils cumulent des dizaines de millions de vues sur YouTube. Très loin des modestes milliers de vues de Simaro et le fait que ces jeunes achètent des vues ne suffirait pour relativiser cet écart. Occulté par le succès de ceux de sa génération, l’auteur de Mabele avait, sans doute, peur d’être dépassé, dans l’histoire, aussi par la dernière génération.

En 2016, le fondateur de Bana OK avait confié à notre consœur  Chouna Mangondo : « Si je meurs, diffusez largement mes chansons pour annoncer au monde qu’un géant s’en est allé ». Lutumba avait, hélas, raison de redouter notre indifférence : Kinshasa, la diaspora congolaise, la presse congolaise et la République Démocratique du Congo toute entière n’ont jamais pleuré aussi peu et aussi discrètement un de  ses immenses musiciens. Heureusement pour Simaro Masiya, il restera ce monument et cette rue à son nom pour se rappeler à nous. Le pire est à redouter : que son œuvre reste une affaire des nostalgiques… À moins que la RDC ne se trouve de nombreux Kale Ntondo ou Didier MBuy alias Didi Mitovelli pour narrer aux générations à venir la profondeur, la philosophie de ses textes et la poésie de ses chansons. | Botowamungu Kalome (AEM)


  • (1) : «Le jour de ma mort, la foudre va frapper»
  • (2)  : «Qu’on m’érige un monument pour que cela permette de raconter mon histoire aux étrangers»